Cliquer pour AgrandirAlexander William Macdonald - obituaire
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L’oeuvre de Macdonald en tant que chercheur au CNRS, à partir de 1951, est bien connue. Moins connue est la partie de sa vie qui a précédé son arrivée en France.Son autobiographie inachevée s'ouvre sur ces lignes : « On n'est pas né ethnologue; on le devient ». Si l’on devait essayer de retracer les étapes qui ont mené à ce devenir ethnologue, il faudrait commencer par son enfance. Alexander Macdonald - Sandy pour ses amis anglais, Macdo pour les Français - est né le 8 octobre 1923 à Broughty Ferry, en Écosse. Il semble qu'il ait eu peu d'affection pour sa mère—une femme qui « ne s'intéressait qu’à l'argent » selon ses dires, mais il avait en revanche beaucoup d’estime pour son père. Celui-ci était un musicien talentueux qui jouait de l'orgue et du piano, et qui communiqua au jeune Alexander sa passion pour la musique classique. Il nourrissait également un grand intérêt pour les montagnes, et sa bibliothèque comprenait les œuvres de grands alpinistes tels que F.S. Smythe, Eric Shipton et Hugh Ruttledge. Après avoir dévoré les ouvrages de la bibliothèque paternelle, le jeune Macdonald dut se tourner vers la bibliothèque publique de Dundee pour assouvir sa curiosité sur cette littérature. Il était cependant frustré par ces auteurs qui accordaient trop d'attention à l'escalade en haute montagne, à son goût, et pas assez aux populations qu'ils rencontraient au cours de leurs itinéraires jusqu'au camp de base.
Macdo reçut une bonne éducation dans une école privée - un « public school » - du sud de l'Angleterre et s’ épanouit au contact de cet enseignement classique – il lisait de la poésie latine pour le plaisir - et même grâce à la discipline physique qui a fait la réputation de ce type d’institutions.
La seconde guerre mondiale éclata quand il n’était encore qu’un élève. Des représentants des forces armées visitèrent son école pour informer les jeunes officiers potentiels des éventualités qui les attendaient. Après la visite d’un officier recruteur de l'Armée des Indes, Macdonald avait fait son choix. Ayant obtenu son diplôme supérieur, équivalent au baccalauréat, en 1942, à l'âge de 17 ans, il joignit l'armée et embarqua sur un bateau pour l'Inde.
Les jeunes recrues passèrent leurs six premiers mois à Bangalore, soumis à un entraînement physique et tactique de fond, tout comme à l'étude intensive de l'ourdou. Aux deux tiers de leur séjour dans le cantonnement, les jeunes officiers durent choisir leur régiment. Macdo opta pour les Gourkhas, « sans savoir exactement pourquoi, ni ou cela me conduirait » dit-il.
Le 23 janvier 1948 il fut nommé Second Lieutenant EC 8166 dans les Tenth Gurkha Rifles. C'est quand il quitta Bangalore, au cours du long voyage en train qu’il fit pour rejoindre son régiment au nord, qu'il nota sa première véritable impression du sous-continent :
Richesse et pauvreté, luxe et saleté, beauté et misère et surtout des couleurs, des odeurs, une agitation, un mouvement de vies intenses. ...la chaleur, les volets sur les fenêtres, l’un pour arrêter les insectes, l’autre pour filtrer le soleil, le dernier en verre pour empêcher la poussière. La soif constante, les bouteilles de soda conservées dans un bock à glaçons dans la douche.... Les gares où l’on s’arrêtait : les cris des vendeurs de thé et de noix de coco.
Il rejoignit son régiment à Alhilal dans la vallée de Kangra où il suivit une formation supplémentaire de quatre mois. Cette fois, la langue n'était pas l’ourdou mais le népali. C’est lors d’une permission, en visitant la vallée de Lahoul, qu’il eut son premier contact avec une culture de l'Himalaya :
Si vous demandiez une permission pour aller en ville ou dans une “hill-station” à la mode, on ne vous l’accordait pas : on savait que vous y feriez des dettes, que vous vous y saouleriez, que vous y provoqueriez des scandales sexuels, etc. Au Ladakh, vous ne risquiez par de faire ce genre de bêtises.
Avant d'y aller, cependant, Macdo rendit visite au missionnaire Morave Peters, à Palampur, afin d’en savoir un peu plus sur la route qui l’attendait et aussi apprendre un peu de vocabulaire tibétain. Puis il partit avec deux camarades du Septième Gurkha Rifles. Après plusieurs jours de marche dans la neige à travers des cols en altitude, ils rencontrèrent des Tibétains :
“Ils m’ont fortement impressionné sur le coup. Cependant, je ne prévoyais pas du tout l’importance qu’ils allaient avoir plus tard dans ma vie.”
Peu de temps après son retour à ce qu’il appelle « le centre », il fut transféré par train, via Calcutta, dans la vallée de Kabaw, en Birmanie. S’ouvrit alors l'un des chapitres les plus déterminants de sa vie, marqué par les duretés de la guerre dans la jungle :
“j’ai appris par expérience qu’être bombardé par les artilleurs compétents est infiniment plus désagréable que d’être bombardé par les avions : les avions passent, repassent, mais finissent par s’en aller. L’artillerie bat la mesure d’une musique funèbre, réglée au métronome, et qui paraît sans fin.”
Lui-même et les 55 hommes sous son commandement se sont admirablement acquittés de leur tâche, mais ce ne fut pas sans dommage. Macdo dût faire un séjour à l'hôpital, souffrant d'une blessure par balle et considérablement affaibli par des ulcères, une dysenterie, le paludisme et une anémie générale. Seuls 9 soldats du groupe se tenaient encore debout, aptes au combat.
Après une période de convalescence au Cachemire, Macdo retourna en Birmanie, où il rejoignit les forces spéciales, d'abord avec une unité qui opérait des patrouilles de combat et collectait des renseignements sur le territoire ennemi. Cette unité se composait de sections commandées par des officiers britanniques et constituées par des Chins, des Kachins, des Shans, des Nagas etc.. Ils s’efforçaient d’être le plus discrets possible et évitaient au maximum les échanges de coups de feu avec les Japonais. L’ethnologue en herbe nota : “Nous vivions avec la population, car c’est elle plutôt que nos yeux qui nous renseignait sur les déplacements des unités japonaises.”
La fin de la guerre fut une période d'incertitude pour les soldats démobilisés, certains étaient désireux de retourner en Europe tandis que d'autres se demandaient s'ils devaient rester et faire leur vie en Asie. Macdo lui-même, alors au grade de commandant (major) à l'âge de 22 ans et décoré de la Croix militaire pour ses actions en Birmanie, n'avait aucun désir de rentrer au bercail. Il fit un bref séjour à Sumatra et à Jakarta, puis un autre plus long et plus agréable à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge, près de Phnom Penh.
Il finit par rentrer, cependant, et accepta la bourse qui lui avait été accordée alors qu'il était encore à l'école, pour étudier PPE - politique, philosophie et économie - à l'université d'Oxford. Après quatre ans sans livre, il fut pris d’une frénésie de lecture. Mais si tout l'intéressait, rien ne le passionnait. Il ne se sentait pas à sa place, et la génération d'étudiants qui passaient directement de l’école à l'Université n'avait pas grand-chose en commun avec ceux qui rentraient de guerre. Un lieu de refuge était le Club des Forces Spéciales à Knightsbridge, à Londres, où l’on se retrouvait pour revivre ses exploits et prendre des nouvelles les uns des autres. Macdo y retrouva Marcel Dastugues, un Français qu'il avait rencontré à Sumatra. Avec un troisième larron qui avait une vieille voiture, une Austin 7, ils décidèrent de descendre dans les Pyrénées en passant par la Normandie, la Bretagne, la Touraine et Bordeaux, avant de revenir par la vallée du Rhône.
La découverte de la France rurale le séduisit tout particulièrement. De retour à Oxford, il avait décidé de devenir ethnologue spécialisé sur les cultures de l’Asie du Sud-Est. Comme en Angleterre il n’y avait aucune institution académique comparable à l’EFEO et que les Français lui paraissaient être les experts sur cette partie du monde, il partit pour Paris et s’inscrit en Licence ès Lettres à la Sorbonne. Dès ce moment il avait “coupé les ponts” avec l’Angleterre : il ne lisait plus les journaux anglais, ne fréquentait que des Français, et refusait désormais toute invitation aux réunions d’anciens combattants.
Il arriva à Paris l’été 1949 pour faire ce qu'on appelait alors "une licence libre". Ses quatre « certificats » étaient l'ethnologie, l'histoire des religions, le sanscrit et la sociologie.
Avant de quitter le Royaume-Uni, il était allé demander conseil au Consul de France à Edimbourg, qui lui avait dit: «Allez voir un certain Lévi-Strauss; on parle beaucoup de lui en ce moment ». CLS l’accueilla chaleureusement et devint son directeur d'études au CNRS. Macdo trouva en lui, au-delà de sa brillante érudition et de son soutien administratif, une attention personnelle dont il n’avait jamais bénéficié à Oxford.
Au cours de sa licence et des années qui ont suivi, il étudia le sanscrit avec Louis Renou, le Pali avec François Martini et Jean Filliozat, enfin le tibétain avec Marcelle Lalou et Rolf Stein. Il suivit aussi l'enseignement de Louis Dumont, dont il enseignait parfois les cours, mais fut surtout influencé par les théories de Paul Mus. Plus tard il traduira l'introduction à Barabadur, et y ajoutera sa propre préface.
Le travail de terrain en Asie du Sud-Est était impossible dans les années 1950, et ses premiers travaux reposèrent essentiellement sur des sources secondaires. Puis son attention se déplaça vers l'Himalaya et, en 1958, il entreprit un premier terrain à Kalimpong. Il s'y était rendu dans l'espoir de travailler avec Nikolaï Roerich, mais ce dernier venait de partir pour Moscou où une chaire de tibétologie venait d’être créée pour lui.
C'était une période critique au Tibet : l'occupation chinoise provoqua l'exode de 80 000 Tibétains, dont beaucoup passèrent par Kalimpong dans leur pérégrination vers le sud. Macdo entreprit de travailler avec un barde du Tibet oriental, Tenzin Trinlé, avec qui il enregistra de nombreuses heures de "contes du cadavre", des récits d'origine indienne mais populaires au Tibet, et aussi l'épopée de Gesar. Il améliora son tibétain parlé par l’intermédiaire du népali qu'il avait appris pendant la guerre.
Pour beaucoup d'écrivains de cette époque, tout ce qui n'était pas le bouddhisme provenait du Bön. Cette confusion est partiellement due au fait que le terme Bön-po est utilisé au sein de certains groupes népalais, pour désigner un médium guérisseur. Le séjour à Kalimpong permit à Macdo de travailler avec certains de ces spécialistes, et sa recherche aboutit, en 1962, à un article pionnier sur la tradition himalayenne du jhankri dans lequel, soulignait-il, nous avions à faire à un amalgame de nombreux éléments, incluant le bouddhisme, le chamanisme, le Bon, le shivaisme et le taoïsme sans compter l’apport créateur des médiums eux-mêmes.
Le Népal avait ouvert ses portes aux chercheurs en 1953 et, en 1961, peu après son retour de Kalimpong, Macdo s'y rendit pour un séjour sur le terrain, le premier de nombreux autres séjours consacrés à des sujets divers : les chanteurs indo-népalais de basse caste en collaboration avec Mireille Helffer, puis les Tharus dans les basses terres, les Tamangs et les Sherpas dans des hautes terres et, plus tard, les Newars de la vallée de Katmandou.
On sait que les philologues avaient jusqu'alors dominé la recherche en Asie. Au Népal, en revanche, ce sont les anthropologues qui ont eu le plus d'influence. Ainsi, tandis qu'en 1961 Macdonald critiquait les érudits dont l’étude de la civilisation se limitait aux monuments et aux sources écrites, il adressait désormais ses critiques à ceux qui étaient incapables de mener des recherches comparatives et qui négligeaient de prendre en compte les textes. Macdonald se rendit chez les Sherpas avec le projet, peut-être inspiré par Gene Smith, de « catalyser une situation où les Sherpas seraient eux-mêmes intéressés par ce que les ethnologues font chez eux ». Ces années ont connu une période très particulière dans son travail. Son idée originale était de co-écrire, avec le moine sherpa Sangyé Tenzin, une histoire du bouddhisme dans le pays sherpa. Avec le temps, cependant, suivant la tradition tibétaine, il encouragea Sangye Tenzin à écrire sa propre autobiographie; alors que Sangyé Tenzin se mettait au travail, Macdo de son côté parcourait le pays sherpa à la recherche de guides de pèlerinage, de généalogies familiales, de descriptions de « pays cachés », de biographies de lamas, de textes sur la géographie locale, l'irrigation, les droits de pâturage, les légendes de clans, et ainsi de suite—autant de sujets qui figurent dans ses travaux ultérieurs. Les différences de méthode entre les approches philologiques et anthropologiques étaient alors beaucoup plus nettes qu'à l'heure actuelle. Et si les anthropologues des sociétés tibétaines s'efforcent aujourd’hui d'apprendre quelque chose de l'héritage textuel de leurs informateurs, c’est en grande partie grâce à cette double exigence qu’Alexander Macdonald a défendue.
Entre 1973 et 1975, il s'installa au Népal, après avoir été invité à créer le Département de Sociologie à l'Institut (plus tard Centre) pour les études Népalaises et Asiatiques (CNAS) de l'Université Tribhuvan à Kirtipur. En 1979-1980, il était à Hong Kong et participa à la création du département d'ethnologie de l'université chinoise de Shatin. En 1984, il était professeur invité à l'Université de Californie à Berkeley. En 1991, il fut élu secrétaire général de l'Association internationale des études bouddhistes pour une période de quatre ans.
Avec Newar Art (1979), écrit en collaboration avec Anne Vergati, Macdonald s'est éloigné des petites communautés rurales pour s'attaquer aux villes de la vallée de Katmandou. Il ne s'occuperait plus désormais d'histoires de migration, de transe ou de contes populaires au sein de ces petites arènes fermées où l’on ne peut qu’espérer apercevoir brièvement quelques influences millénaires. Il allait s’intéresser à la splendeur de l'art Newar; ce ne serait plus les bardes, les lamas ou les guérisseurs qui retiendraient son attention, mais les sculpteurs sur pierre, les fondeurs de bronze et les constructeurs de temples.
En 1979, exactement trente ans après le départ de Macdo de son île natale, St John's College, où il fut étudiant, fut le lieu de la première conférence de l'Association internationale des études tibétaines, dont il était un membre fondateur. 40 ans plus tard, en 2019, la quinzième conférence de la même Association se tiendra à Paris pour la première fois, et le nom de Macdonald sera à nouveau honoré par les nombreux chercheurs dont il était l’ami, et ceux plus nombreux encore sur qui son travail a laissé et laissera une impression durable.
Charles Ramble